CHAPITRE VI

Les croix de feu avaient également été observées à Saghorn, comme en témoignait l'agitation qui y régnait quand ce qui restait de l'expédition l'atteignit, peu avant la tombée de la nuit. Un hydravion turbopropulsé avait amerri en fin de matinée, apportant une cinquantaine de colons et de pleines caisses de matériel, mais celles-ci étaient encore entassées sur le quai et les nouveaux arrivants s'étaient joints à la population réunie devant la mairie.

— Vous avez eu des problèmes ? demanda le gardien des brontosaures en constatant qu'il manquait trois de ses bêtes.

Avec un soupir de résignation. Andy Sherwood se chargea de lui raconter leurs déboires nocturnes. Et tandis que Red Owens, Sofia van Norden et les deux matelots survivants regagnaient le Maraudeur à bord d'un turbo-car,

Blade et Baker se rendirent à ce qu'ils appelaient « la pêche aux renseignements ».

L'un des colons fraîchement débarqués leur fournit toutes les informations dont ils avaient besoin. C'était un homme encore jeune, d'une carrure modeste, qui portait un de ces excentriques collants bariolés qu'affectaient les étudiants de certaines universités.

— Nylghur est inquiète à cause de l'interruption des liaisons radio, dit-il nerveusement. Le vol a été avancé de deux jours pour cette raison. Là-bas, la situation ne fait que se dégrader. Il y a plusieurs attentats Ophiolâtres par jour dans toutes les villes importantes. Ils réclament maintenant avant toute chose l'évacuation de Yegg-Sh'Tra. Aucun Terrien ne doit plus fouler le sol de leur continent sacré.

— Il n'était pas sacré avant l'arrivée des explorateurs, intervint William Baker, puisque les indigènes en ignoraient jusqu'à l'existence.

— La doctrine des Ophiolâtres évolue comme toute chose, expliqua l'homme avec un sourire. Ils ont repris à leur compte les vieilles légendes sur la « terre des reptiles » qui traînent dans leurs différents folklores ; associées au Culte du Serpent, elles font de Yegg-Sh'Tra un endroit tabou.

— Et vous êtes venu malgré cela ? s'étonna Ronny Blade.

— On a besoin de moi ici. Je suis venu aider à l'interrogatoire d'un suspect dans une curieuse affaire. Un N'Gharien primitif, peut-être un Ophiolâtre, qui ne parle que le fichu dialecte de sa jungle natale — un dialecte que je pratique moi-même, ainsi qu'une douzaine d'autres. Mais je ne me suis pas présenté : Sammy Delani, linguiste.

— Enchanté. Je suis William Baker et voici mon associé Ronny Blade.

Les yeux de Delani s'agrandirent d'étonnement. Il avait un visage qui inspirait instantanément la sympathie, avec ses traits malléables et sa perpétuelle expression de candeur.

— Blade et Baker de la B and B Col s'écria-t-il. Très heureux de faire votre connaissance, d'autant plus que vous, monsieur Baker, avez un rapport très étroit avec l'affaire qui m'amène.

— Vous venez traduire les paroles de l'indigène qui m'a... a tenté de m'agresser ? s'enquit l'intéressé.

— Exactement. Bill Payve désirait qu'un premier interrogatoire ait lieu avant son départ pour Nylghur. L'individu est au secret, pour le moment. Il n'a pas eu le temps de vous blesser, je crois ?

— Ni le temps, ni l'envie, répondit Baker.

— On m'a pourtant dit...

— Il y a certaines zones d'ombre dans cette affaire, qui possède sans doute des ramifications d'une ampleur inattendue, intervint Blade, décochant un clin d'œil à son associé. Et vous pouvez nous aider à éclaircir l'une d'entre elles... peut-être.

« Parlez-vous le m'iark ?

Sammy Delani acquiesça.

— C'est précisément cette langue — ou une langue très voisine — que parle ce fameux indigène.

— Alors, Llianlloo et lui sont de la même tribu, souffla très vite Baker.

— De quoi parlez-vous ? s'enquit le linguiste.

Blade et Baker lui expliquèrent rapidement de quoi il retournait, passant cependant quelques détails sous silence. Il leur était impossible de savoir de quel bord était cet homme, mais il leur inspirait confiance. De plus, songea Ronny, ils avaient besoin de lui, afin de confirmer les soupçons qui pesaient sur Sofia. Elle lui avait paru bien... professionnelle dans ses élans, la veille au soir.

— Eh bien, dit Delani quand ils eurent fini leur récit, je ne suis pas censé rencontrer le prisonnier avant demain. Je peux vous accorder ma soirée — si vous m'invitez à dîner, bien sûr !

— Sans la moindre hésitation, l'assura Blade. Nous serons enchantés de vous compter à notre table.

Ils se mirent en quête d'un turbo-car. L'un des adjoints du maire, opportunément rencontré parmi la foule, leur procura un vieux modèle un peu déglingué, mais toujours en état de fonctionner. Blade prit les commandes et s'engagea dans une rue transversale.

— Comment les gens ont-ils réagi à la vision des croix de feu ? demanda Baker.

— Ils paraissaient impressionnés. Certains semblent en bonne voie pour accepter la thèse de la malédiction...

— De quoi s'agit-il ? interrogea Blade en tournant à gauche sur la piste qui longeait la limite sud de Saghorn.

— Je ne vous en ai pas parlé ? Il est vrai que j'ai un peu tendance à m'éparpiller. Les chamanes assurent que le Serpent exercera lui-même sa vengeance sur ceux qui braveraient le tabou de Yegg-Sh'Tra. Ces apparitions dans le ciel seraient la première manifestation de sa colère.

— Il y a aussi le brouillage radio. Ces « tempêtes » magnétiques seraient donc, elles aussi, un effet du courroux du Grand Serpent du Temps ?

Le turbo-car cahotait à présent sur la piste qui menait au point d'atterrissage du Maraudeur. Sammy Delani observa avec attention les brontosaures parqués dans l'enclos à la sortie de la ville.

— Curieuses créatures, marmonna-t-il. Je me demande si elles sont à l'origine du mythe du Serpent.

— Vous pensez que des indigènes auraient pu aborder ce continent dans un lointain passé ? s'enquit Blade.

— Ce n'est pas impensable. Certaines tribus de pêcheurs effectuent des voyages de plusieurs milliers de kilomètres à travers l'océan.

— Mais le Culte du Serpent est apparu dans la jungle, à des dizaines de jours de marche des côtes, intervint Baker. Votre hypothèse est indéfendable.

— Puisque vous le dites, acquiesça le linguiste avec un étrange sourire.

Quoique fatiguée, Llianlloo parla un quart d'heure avec Sammy Delani, puis s'endormit dès qu'elle ferma les yeux. Elle avait un visage de madone n'gharienne, ces statuettes d'ivoire massif que ciselaient avec art les tribus des îles situées au sud-est du continent principal, songea William Baker en se retournant une dernière fois sur la blessée avant de quitter la pièce pour rejoindre Blade et le linguiste, qui venaient tout juste de sortir.

— Je m'y attendais, marmonnait son associé quand il les rejoignit. Il y avait quelque chose de louche chez Sofia. Maintenant, je me demande ce que nous allons bien pouvoir en faire. Venez dans ma cabine, nous y serons plus à l'aise.

Ils s'installèrent confortablement, un verre à la main. Ronny fit passer une boîte de cigares dans laquelle chacun se servit, puis attaqua :

— Nous savons désormais pourquoi les Ophiolâtres tiennent tant à éliminer Llianlloo. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi Sofia nous l'a caché si longtemps.

— Il faut croire que l'information possède une certaine valeur, avança Baker.

— Je ne vois pas à quoi ça nous avance de savoir qu'elle fait partie d'une fraction dissidente favorable au maintien de Joklun-N'Ghar dans la confédération, répliqua son ami. Et vous, qu'en pensez-vous ?

Delani étendit les jambes avec un bâillement.

— Saviez-vous qu'il existait diverses factions parmi les Ophiolâtres ? interrogea-t-il.

— Nous venons de l'apprendre. Vous croyez que c'est ce détail que Sofia désirait nous cacher ?

— Je ne crois rien. J'essaye de vous aider.

William Baker se racla la gorge.

— Vous avez raison. Les choses sont désormais plus claires. Llianlloo est envoyée à Yungkhar pour porter un message à un membre de sa tribu, mais deux sectateurs la reconnaissent et décident de lui faire passer un mauvais quart d'heure. C'est là que nous intervenons. Mais les Ophiolâtres n'ont pas renoncé à leur idée de la supprimer. D'où l'attentat de l'astroport. Attentat manqué.

— Parfaitement réussi, au contraire, objecta Blade. La bombe ne visait pas Llianlloo ; elle n'avait d'autre but que de semer la confusion pour permettre à la bande de voyous de passer à l'action. Leur chef savait que la sécurité n'interviendrait pas avant un certain temps, permets-moi de te le rappeler.

— Je ne vois pas le rapport avec les Ophiolâtres, répliqua Baker.

— Moi non plus, mais il doit y en avoir un, puisque c'était Llianlloo qui était visée à travers cette agression.

— Vous vous avancez, observa placidement Delani. J'ai entendu parler de cet attentat. Les N'Ghariens ont appris le maniement des explosifs dans les mines et les carrières ; ils n'ont désormais rien à envier aux artificiers terriens. Si les Ophiolâtres avaient voulu se débarrasser de votre amie, ils auraient fait sauter cette bombe près d'elle, tout simplement, au lieu de mettre sur pied un scénario aussi compliqué.

Ronny Blade hocha la tête et se servit un second verre. Le liquide ambré bouillonna un instant avant de s'apaiser, signe que le R'Toox était de bonne qualité.

— Peut-être allons-nous chercher trop loin ce qui est sous nos yeux. Will, tu as toujours le rouleau de parchemin ?

Baker le tira de sa poche et le tendit au linguiste. À peine celui-ci en avait-il déplié une douzaine de centimètres que les symptômes de l'excitation la plus vive se peignirent sur son visage.

— C'est un authentique manuscrit khum'shiir, expliqua-t-il, de l'émotion plein la voix. Seuls les chamanes des clairières équatoriales connaissent encore cette écriture très ancienne.

— Et vous pouvez la déchiffrer ?

— Tout à fait. On l'enseigne depuis quelques années dans plusieurs universités du secteur. Cela dit, la langue utilisée ne correspond pas. Les manuscrits khum'shiir connus sont rédigés en k'vam, une langue morte qui a influencé tous les dialectes de la forêt dense, ou parfois en h'rumi, un dialecte très répandu parmi les nomades de la lisière nord. Mais ici, c'est du m'iark, pour lequel il n'existe aucun système de notation reconnu !

— Et que dit ce parchemin ? s'enquit Baker, essayant de dissimuler son impatience.

— C'est assez obscur ; il y a des termes qui me sont inconnus. Il est question du Grand Serpent du Temps et d'une imposture. Ce texte a été écrit très récemment ; on y parle beaucoup des Terriens — que le m'iark désigne d'un terme signifiant littéralement « ceux-qui-sont-tombés-du-ciel ». Il faudrait que j'emporte ce document pour l'étudier plus attentivement.

— Je vais vous en faire une copie, décida Blade.

Récupérant le rouleau de parchemin, il quitta la pièce.

— Il a été ébranlé par les révélations de Llianlloo, dit Baker. Sofia et lui sont très... proches, si vous voyez ce que je veux dire.

Delani haussa un sourcil.

— Elle n'a fait que vous dissimuler des informations qui, a première vue, ne possèdent qu'une importance toute relative. Et ce n'est pas elle qui a mis du poison dans votre verre.

— Un instant, j'ai été persuadé qu'elle l'avait fait. Quand vous nous avez révélé qu'elle ne nous disait pas tout. Elle aurait tout à fait pu jeter une pincée d'une poudre quelconque dans mon vin. (Baker se frotta les paupières, l'air fatigué.) Je compte naturellement sur votre discrétion quant à toute cette affaire. Le seul point que nous avons l'intention de soulever publiquement est la tentative d'assassinat envers ma personne. Llianlloo nous a donné une excellente description du coupable : je vais demander à Bill Payve l'autorisation de l'interroger.

Ronny Blade revint porteur d'une photocopie du parchemin. Il la remit à Sammy

Delani, s'excusant de la pâleur de l'encre, et ralluma son cigare qu'il avait laissé s'éteindre dans le cendrier de cristal bleuté.

— Nous allons ramener notre ami linguiste, lui annonça Baker. Nous en profiterons pour essayer de tirer les vers du nez au N'Gharien qui a tenté de m'empoisonner.

— Excellente idée, approuva son associé. Je suis passé par la cabine radio. L'orage magnétique semble reprendre de plus belle. O'Shawn s'arrachait les cheveux ; il n'avait encore reçu aucune réponse aux messages qu'il a envoyés cet après-midi. Nous sommes à nouveau coupés du reste de l'univers.

— Il faudra effectuer une opération de triangulation avec l'aide d'une vedette, dit William. Je vais demander à Red de s'en occuper. Cette perturbation doit bien avoir une origine précise !

— En tout cas, assura Delani, ses effets n'atteignent pas Nylghur. Là-bas, tout est normal. Il n'y a que Yegg-Sh'Tra qui soit touché.

L'orage magnétique allait bientôt être accompagné d'une véritable tempête, à en juger par le vent qui soufflait en rafales depuis la mer. Dans le lointain, le tonnerre grondait, résonnant comme le barrissement d'une bête fabuleuse. Les premières gouttes de pluie s'écrasaient sur le pare-brise quand le turbo-car entra dans Saghorn.

Par chance, Bill Payve se trouvait toujours à la mairie, malgré l'heure tardive. Des cernes violacés soulignaient ses yeux fatigués. Il avait eu toute la soirée à faire face aux revendications et demandes d'explication de la population toute entière, que la panique gagnait peu à peu depuis l'annonce de l'ultimatum des sectateurs du Serpent.

— Votre « gang » s'agrandit ? interrogea-t-il d'une voix infiniment lasse.

— Ce n'est que le linguiste que vous avez fait venir de Nylghur. Nous vous l'avons « emprunté » pour interroger Llianlloo.

— Je croyais que votre géologue parlait le m'iark.

Blade et Baker se renfrognèrent.

— Ce serait trop long à vous expliquer, trancha Ronny, aussitôt approuvé de la tête par son associé. Le résultat est que Llianlloo nous a donné une description très précise du serveur n'gharien qui a empoisonné mon vin.

Une lueur d'intérêt s'alluma dans l'œil du maire, qui se redressa légèrement dans son fauteuil et ôta ses pieds du bureau.

— Attendez, fit-il. Ne dites rien. (Il commença à farfouiller dans les papiers qui encombraient toute la surface de bois rouge.) C'est un nommé... Ah ! Ça y est ! Je l'ai ! Un nommé Xuwang, c'est bien ça ?

— Elle ne l'a pas nommé, laissa tomber

Baker. Un N'gharien de grande taille, les cheveux longs dans le cou, avec un tatouage rituel, représentant la Roue des Événements, sur la joue droite.

Le maire se mit à hocher vivement la tête, présentant les symptômes de la plus grande nervosité.

— C'est ça ! s'écria-t-il. Ce détail est mentionné. Il a été retrouvé noyé dans l'estuaire ce matin. On suppose qu'il s'est enivré dans les cuisines et qu'il est tombé à l'eau en rentrant chez lui.

— Faites effectuer une autopsie, conseilla Baker. Je ne serais pas étonné que vous trouviez un quelconque poison indigène dans ses tissus. Les Ophiolâtres tuent presque sans laisser de traces.

— Les Ophiolâtres, dites-vous ?

— Simple supposition.

— Vous en savez plus que vous ne voulez bien le dire, accusa Payve en se levant de son confortable fauteuil tournant recouvert de cuir argenté.

Blade et Baker comprirent que le temps était venu de jouer franc jeu. Le maire cesserait de leur accorder son appui s'il pensait qu'ils essayaient de le mener en bateau, et ils avaient désespérément besoin de son autorisation pour interroger le N'Gharien au rouleau de parchemin. De plus, maintenant que Sammy Delani était dans la confidence, leur répugnance naturelle à partager leurs ennuis avec d'autres avait un peu faibli.

— D'accord, dit Blade. Je vais tout vous expliquer pendant que mon ami Baker, avec l'assistance de Sammy Delani, discutera paisiblement avec le N'Gharien qui a tenté de l'« agresser » lors du banquet.

Le maire devint écarlate.

— Vous avez une manière de poser vos conditions ! s'exclama-t-il, ce qui rendit à son visage sa couleur naturelle.

— Nous sommes pressés, répliqua Blade. Et quand je vous dirai ce que je sais, vous en conviendrez avec moi.

— Très bien, dit le maire en plaquant ses paumes sur la table, comme s'il s'apprêtait à se lever. Le temps de passer un ou deux coups de visiophone et je suis à vous.

Le N'Gharien, un nommé J'Jixxom, ignorait qu'il se trouvait sur Yegg-Sh'Tra — et lorsque Delani le lui apprit, ses yeux se mirent à rouler dans leurs orbites tandis qu'il psalmodiait des paroles incompréhensibles. Puis il se reprit et accepta de répondre aux questions de William Baker. Pendant ce temps, Blade entraîna le maire à l'écart et lui raconta le plus succinctement possible les événements auxquels ils avaient été mêlés depuis leur arrivée sur Joklun-N'Ghar.

— Très intéressant, commenta Payve lorsqu'il se tut. Mais il n'y a aucun lien entre tous ces faits — en dehors de l'acharnement des Ophiolâtres à l'encontre de votre amie n'gharienne.

— Le lien existe, assura Blade. J'ignore son nom, mais il existe. Il n'y a pas d'autre possibilité. Sinon, comment expliquer que des « casseurs d'olives » aient voulu s'en prendre à Llianlloo juste après l'explosion d'une bombe ophiophile ?

— Coïncidence ? suggéra le maire sans la moindre conviction.

— Je dis que ces voyous racistes et les Ophiolâtres sont, d'une manière ou de l'autre, manipulés par la même entité. De là à penser qu'on les monte les uns contre les autres — avec au milieu la population civile, terrienne et n'gharienne — il n'y a qu'un pas. Quand nous sommes venus ici, il y a un peu moins de dix ans, les sectateurs du Serpent se comptaient par dizaines, peut-être centaines ; dans un guide touristique de la planète, ils n'auraient pas mérité plus de trois ou quatre lignes. Combien sont-ils aujourd'hui ?

— Plus d'un million, souffla Payve d'une voix blanche. Une expansion rapide, en effet. Je ne suis moi-même arrivé sur Joklun-N'Ghar que l'année dernière ; à mon arrivée, les Ophiolâtres étaient déjà bien implantés, même s'ils ne commettaient pas encore d'attentats.

— Un million d'adeptes représentent combien de chamanes ? demanda Blade. Delani prétend qu'un chamane ne peut s'occuper que d'un groupe restreint d'individus...

— Au moins vingt mille, assura Will Payve.

— Vous ne voyez toujours pas où je veux en venir ? Comment une poignée de sorciers de la jungle auraient-ils pu, en un lustre à peine, communiquer leur art à autant d'individus ? La montée des Ophiolâtres a été trop rapide.

— C'est l'œuvre de N'Ghariens « évolués », marmonna le maire. A coup sûr.

— Vous pensez vraiment que des colons extrémistes se laisseraient manipuler par des indigènes ? répliqua Ronny. Je vous rappelle que l'individu qui menait la bande, à l'astroport, était Bastien Peggi.

Payve plissa comiquement le front.

— Vous me l'avez déjà dit. C'est un détail que l'on n'oublie pas. Vous avez raison, jamais cette ordure n'accepterait de travailler pour des N'Ghariens — il les hait trop ! Thard Valekor savait ce qu'il faisait en le choisissant comme bras droit. Vous connaissez l'histoire, je suppose ?

Blade dut convenir que non. Il savait bien entendu que trois gouverneurs s'étaient succédé sur la planète depuis leur précédente visite, mais il ignorait tout des politiques qu'ils avaient menées.

— Quand Valekor est arrivé, Joklun-N'Ghar connaissait un ralentissement dans son expansion. En raison des diverses franchises douanières et exemptions d'impôts dont jouissent la plupart des concessions ouvertes durant les trois premières années de la colonisation, les revenus du gouverneur et de ses services restent bien maigres, malgré l'obole versée par le gouvernement central. De plus, envoyer des N'Ghariens étudier dans des universités situées dans d'autres systèmes coûte cher, très cher...

« Le gouverneur précédent avait été un homme effacé, qui se contentait de veiller au bon fonctionnement de la machine commerciale et à l'éducation des indigènes. Valekor, lui, avait des goûts de luxe. Nommé sur Joklun-N'Ghar parce qu'il avait déplu, paraît-il, il décida de tirer le plus d'argent possible de cette planète. Pendant un an et demi, il régna comme un tyran absolu, sourd aux injonctions de la confédération comme aux plaintes de ses victimes.

« Dans certaines parties de la jungle, il envoya des troupes spéciales qui massacrèrent les indigènes, seul obstacle à l'installation de nouvelles concessions — qui ne jouiraient bien évidemment pas des exemptions qui avaient prévalu jusque-là ! Ailleurs, il fit empoisonner les puits et les lacs. Ailleurs encore, on utilisa le napalm...

« Devant toutes ces exactions, dont il n'avait qu'une connaissance très vague, le gouvernement central resta sans véritable réaction. Les rappels à l'ordre que recevait Valekor restaient sans effet et là-bas, sur la Terre, on le savait très bien.

« Puis Peggi tua ce N'Gharien et Valekor se suicida politiquement en essayant de le sauver. Vingt-quatre heures après sa fameuse Proclamation de Déchéance, un nuage de gaz paralysant s'abattit sur le palais, ce qui permit aux commandos spéciaux de cueillir sans peine le gouvernement et sa clique, ainsi que sa malice privée d'une centaine d'hommes, qui semait la terreur dans les rues de Nylghur. Pour sauver les apparences, Valekor démissionna et ne fut pas poursuivi pour ses crimes. Peggi, lui, profita d'une amnistie opportune.

— Qu'y avait-il de si extraordinaire dans cette proclamation ? s'enquit Blade, qui avait littéralement bu les paroles de son interlocuteur.

— Valekor y déclarait que les N'Ghariens, humanoïdes et non humains, seraient désormais privés de l'accès à l'enseignement. Plus d'écoles dans les villages, plus de lycées dans les villes, plus de voyages dans les universités d'outre-espace... Quant au meurtre d'un indigène, il ne serait sanctionné que par une amende !

« Accessoirement, il y déclarait aussi l'indépendance de la planète.

— Extraordinaire, souffla Blade. Je ne comprends pas qu'on ne nous en ait pas encore parlé depuis notre arrivée.

— Sur Joklun-N'Ghar, peu de gens savent pourquoi Valekor a été forcé de démissionner. Car sa fameuse Proclamation était d'abord adressée à la Terre, qui a réagi aussitôt, sans lui laisser le temps de la mettre en application. Techniquement, cette planète a été indépendante pendant une douzaine d'heures — et personne ne l'a su avant le lendemain, quand elle ne l'était plus.

— Valekor est toujours sur Joklun-N'Ghar ?

— Il avait détourné suffisamment d'argent pour s'acheter une petite concession minière, paraît-il, mais personne ne saurait dire où elle se trouve. On parle d'une île de la Ceinture Équatoriale, d'une vallée des Everwhites... Rien de très sérieux. Quant à la bande de voyous qu'il appelait sa milice, elle s'est dispersée entre diverses villes. Ce sont des activistes connus et redoutés. Des provocateurs, aussi. Je suppose que leur ancien patron finance en partie leur propagande. En tout cas, c'est ce qu'on dit.

« Vous avez eu affaire à Peggi et vous vous en êtes sorti entier. C'est extrêmement rare.

Ronny Blade donna une tape chaleureuse sur l'épaule du maire.

— Vous êtes une vraie mine de renseignements, le complimenta-t-il. Je ne regrette pas de vous avoir mis dans la confidence, bien au contraire ! Si nous allions voir où en sont William et Delani ? Ils devraient avoir bientôt fini.

Baker et le linguiste venaient tout juste de sortir de la cellule quand Blade et Payve les rejoignirent. Les quatre hommes quittèrent la prison sous les huées des N'Ghariens accrochés aux barreaux de supracier de leurs geôles. En dehors de Llianlloo, il n'y avait plus un seul indigène en liberté sur tout le continent Yegg-Sh'Tra, assura le maire.

En chemin, Delani résuma rapidement ce qu'ils avaient appris. Quelques jours plus tôt, lé chamane de sa tribu avait remis le rouleau de parchemin à J'Jixxom et lui avait demandé de le remettre à l'homme qui accompagnerait Llianlloo quand il la rencontrerait. Puis il l'avait plongé dans une transe hypnotique. Quand J'Jixxom était revenu à lui, il se trouvait sur la rive de l'estuaire, à quelques kilomètres au nord de Saghorn. Il ne savait pas comment il était arrivé là. Mais puisqu'il y était, cela signifiait que Llianlloo ne se trouvait pas loin.

— Bon, d'accord, dit le maire, il n'a pas tenté de vous frapper. On pourrait même dire qu'il vous a aidé. Mais c'est un N'Gharien — et les N'Ghariens de Yegg-Sh'Tra...

— Nous ne vous demanderons pas de le libérer, intervint Baker. Pas pour le moment. Mais gardez-le isolé de ses semblables si vous voulez le voir survivre à son emprisonnement.

— Ce qui est arrivé à votre ami m'a suffi. Je suis sincèrement désolé. Je ne pouvais prévoir...

— Un moment, j'ai cru que vous aviez agi intentionnellement, lâcha Blade avec un sourire. Quand j'ai appris ce qui était arrivé à Llianlloo, j'ai vraiment cru que vous étiez de mèche avec les Ophiophiles... Et puis je me suis dit que vous n'auriez pas fait arrêter tous les indigènes cette nuit-là juste pour la tuer. Que si vous aviez été « des leurs », vous auriez choisi un autre moyen, plus... calme.

Bill Payve éclata d'un rire dans lequel perçait une soudaine bonne humeur.

— Voici mon glisseur, dit-il en désignant un appareil aplati, surmonté d'un dôme de plastex transparent.

Delani prit congé et se dirigea vers l'immeuble collectif où se trouvait le studio qu'on lui avait alloué, tandis que ses trois compagnons montaient à bord du véhicule, qui s'ébranla aussitôt. Payve conduisait prudemment, les yeux rivés sur la piste qu'illuminait le quadruple pinceau des phares. À cause des perturbations magnétiques, le radar était bien entendu inutilisable. Il fallait piloter à vue, avec tous les risques que cela comportait.

Une croix de feu se matérialisa dans le ciel, partiellement occultée par les nuages bas qui passaient à grande vitesse. Le glisseur fit une embardée ; le maire avait donné un coup de volant sous l'effet de la surprise.

— Vous n'allez pas vous mettre à croire à ces histoires de malédiction ? fit Blade, qui était assis à côté de lui.

— Non, bien sûr, mais je ne m'attendais pas à... En voilà une autre !

Bientôt, ce furent une dizaine de croix enflammées qui tournoyèrent devant eux. Bien plus proches que la fois précédente, elles semblaient se trouver à la verticale approximative du Maraudeur.

— Des feux d'artifice, rien que des feux d'artifice, marmonna Baker entre ses dents.

L'astronef était en effervescence quand ils l'atteignirent. Bill Payve rentra immédiatement à Saghorn, filant comme s'il avait le diable à ses trousses. Six cents mètres au-dessus du vaisseau, les croix de flammes se livraient à un étrange ballet lumineux.

— Nous avons repéré l'origine des perturbations, annonça Red Owens dès que les deux associés mirent le pied sur la passerelle de commandement.

Il sortit d'un tiroir une carte de cette partie du continent. L'estuaire du Kharghamm dessinait dans la côte orientale une profonde entaille, qui se ramifiait au fur et à mesure qu'on s'avançait à l'intérieur des terres. Au sud, le littoral s'incurvait doucement vers l'est, dessinant une péninsule massive, bordée de montagnes peu élevées.

Red Owens désigna un point situé en plein cœur de la péninsule.

— La cuvette de Shiil-Sh'Tar, lut-il. À moins de cent cinquante kilomètres d'ici. La nature des montagnes environnantes, riches en minerai de fer et de nickel, aide à amplifier le phénomène, mais je jurerais que c'est à un émetteur que nous avons affaire.

— Très bien, dit Blade. Demain, nous irons y faire un tour à dos de brontosaure.

— Ne serait-il pas plus sage d'emprunter une navette ? demanda Sherwood qui venait d'arriver, une canette de bière à la main.

— Qui dispose d'un brouilleur de cette puissance doit également être équipé de détecteurs performants, répondit Owens d'un ton condescendant. À dos de brontosaure, c'est un trajet d'à peine huit heures.

— À condition que ces bestioles ne deviennent pas folles, comme la dernière fois !

Blade secoua la tête.

— Aucun danger. Maintenant que nous connaissons l'origine de ces perturbations, il ne sera pas difficile de bricoler une résille de protection pour les inducteurs. L'accident dont

Sofia a été victime ne se reproduira plus. Au fait, à propos de Sofia...

Il entreprit de narrer les informations que Baker et lui avaient obtenues durant les dernières heures, notamment grâce à la collaboration de Sammy Delani. Owens et Sherwood l'écoutèrent en silence, bouche bée.

— Eh bien, dis donc ! s'écria Andy à la fin du récit. Drôle de sac de nœuds ! Tu as une explication à tout ça ?

Ronny Blade prit un air mystérieux.

— Je pense que Sofia nous en fournira une bientôt, laissa-t-il tomber avant de s'éclipser pour rejoindre la jeune femme, qui devait se demander où il était passé.

Elle lui ouvrit la porte de sa cabine, nue sous son déshabillé de plastex iridescent, ses cheveux défaits tombant sur ses épaules bronzées. La pointe d'un sein était visible par l'entrebâillement du vêtement. Blade la prit dans ses bras et, sans cesser de l'embrasser, la poussa doucement à l'intérieur de la pièce et referma la porte derrière eux.

Chuck Nilson, qui passait dans la coursive à ce moment, eut un sourire amusé. Le « patron » ne s'ennuyait pas, songea-t-il. Il ne pouvait savoir que cette nuit allait être pour Ronny Blade un véritable déchirement.